INTRODUCTION

L’ombre de Merlin

 

 

Ce matin la fille de la montagne tient

sur ses genoux un accordéon

de souris blanches.

 

André BRETON

(Fata Morgana)

 

Quand, en décembre 1940, réfugié à Marseille dans une zone dite libre, André Breton écrivait un long poème d’amour auquel il donnait le titre latin de Fata Morgana, il savait inconsciemment très bien ce qu’il faisait. Car, sous les orages des débuts de la Seconde Guerre mondiale, à quoi, ou qui, pouvait-on se raccrocher pour éviter de tomber dans le vide absolu, sinon à une figure mythique et symbolique surgie du plus profond de l’imaginaire humain ? Et la Fata Morgana, autrement dit la Fée Morgane, cristallisation de l’éternelle femme magicienne et enchanteresse, était sans doute la seule à pouvoir encore conjurer les mauvais sorts qui s’abattaient sur l’Europe et sur un monde toujours endormi dans l’hébétude.

Il faut bien avouer que la Fée Morgane exerce une fascination particulière ; et c’est peut-être parce que c’est le personnage le plus mystérieux, le plus énigmatique de toute la tradition arthurienne. D’abord, Morgane est très mal connue, sans doute parce qu’elle semble trop « sulfureuse » et qu’elle a été souvent occultée dans les récits christianisés du Moyen Âge. Ensuite, on la confond sans raison avec la fée Viviane, la Dame du Lac[1], et on en fait la mère de Mordret, destructeur de la société arthurienne, ce qui n’apparaît pourtant dans aucun texte. Tout vient de la confusion entretenue entre le nom de Morgause (Margawse dans la compilation anglaise tardive de Thomas Malory), qui est, dans certains textes, la femme du roi Loth d’Orcanie, c’est-à-dire Anna, une autre sœur d’Arthur, et le nom de Morgane, ou Morgue, qui ne figure, au départ, que dans les textes continentaux. La fée Morgane est en effet totalement absente des récits primitifs gallois concernant le mythe arthurien et le cycle du Graal. Ce n’est que dans la version galloise de l’Érec et Énide de Chrétien de Troyes qu’on pourrait la retrouver : encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas d’une femme, mais d’un homme, Morgan Tut, chef des médecins d’Arthur, et bien entendu dépositaire de toute la magie héritée des druides. Qui est donc en réalité cette Morgane que les textes français chargent volontiers de tous les péchés du monde ?

Si l’on s’en tient à une étymologie celtique plus qu’évidente, le nom de Morgane provient d’un ancien brittonique Morigena, c’est-à-dire « née de la mer », dont l’équivalent en gaélique d’Irlande est Muirgen. Mais une telle interprétation ferait de Morgane une véritable fée des eaux, ce qui ne semble pas le cas. Pourtant, dans la tradition populaire de Bretagne armoricaine, on raconte souvent des histoires au sujet de mystérieuses marymorgans qui sont des êtres féeriques vivant dans les eaux de la mer. Et si l’on va plus loin, on découvre dans la toponymie française un certain nombre de rivières ou de fontaines qui portent des noms comme Mourgue, Morgue ou Morgon. Mais il s’agit d’eau douce, et non de la mer. Et cela ne correspond nullement au personnage décrit dans les romans arthuriens, femme-fée, vaguement « sorcière » au sens vulgaire du terme, et quelque peu nymphomane, ce qui n’est pas contradictoire mais contribue à la faire présenter comme un être maléfique.

Fait étrange, on ne la trouve jamais auprès du personnage primitif d’Arthur, sauf sous l’aspect masculin de Morgan Tut. Certes, on pourrait dire qu’il y a eu féminisation du sorcier, le médecin, appartenant autrefois à la classe des druides, étant considéré comme expert en magies diverses. Mais le cas se complique lorsque l’on constate, dans la tradition continentale, la présence d’un grand géant qui porte le nom de Morgant ; cependant, il n’a rien voir avec Gargantua bien que Rabelais, bon connaisseur des légendes populaires, en ait fait l’un des ancêtres de Pantagruel, dans la plaisante généalogie dressée de celui-ci en son Second Livre. On trouve un récit très littéraire sur ce géant Morgant dans un ouvrage italien de 1 466, dû au Florentin Luigi Pulci, ouvrage qui fut bientôt traduit et imprimé en français et connut un immense succès au cours du XVIe siècle. Il s’agit de l’histoire de « Morgant le géant, lequel, avec ses frères, persécutait toujours les chrétiens et serviteurs de Dieu » ; mais ils furent, après de multiples péripéties, tués par le comte Roland, neveu de Charlemagne. Et si l’on en croit ce récit, Morgant habitait une grande montagne qui ne peut être que les Alpes, et l’action se prolonge dans le sud de l’Italie, dans les Pouilles très exactement, où se situe le fameux Monte Gargano qui porte le nom de Gargantua. Il faut évidemment prendre avec précaution ces récits de la Renaissance prétendument inspirés de la tradition populaire : la tendance de l’époque est à la « fabrication » de mythes lorsque ceux-ci justifient l’invraisemblance du déroulement romanesque. Mais il n’y a pas de hasard. En Bretagne armoricaine, un géant nommé « Ohès le Vieil Barbé », dans la chanson de geste qui porte le titre de Chanson d’Aiquin, est devenu, dans la tradition orale, un personnage féminin, Ahès, très vite confondue avec Dahud (= bonne sorcière), fille du roi Gradlon de la célèbre ville d’Is. Et actuellement encore, les antiques voies romaines de Bretagne armoricaine sont connues sous l’appellation de « Chemins d’Ahès ».

Quoi qu’il en soit de ce problème, Rabelais n’a jamais confondu le géant Morgant avec notre fée Morgane. Dans le même Second Livre, on peut en effet lire : « Pantagruel ouït nouvelles que son père Gargantua avait été translaté au pays des Fées par Morgue, comme le furent jadis Ogier et Arthur. » Il ne fait d’ailleurs que reprendre un thème cher aux auteurs de son siècle, puisque, la même année 1 532, un anonyme avait publié des « Grandes Chroniques » où l’on voyait naître Gargantua de Grandgousier et Gargamelle, ceux-ci étant créés par la magie de Merlin, puis Gargantua se mettre au service du roi Arthur : « Ainsi vécut Gargantua, en la cour du très redouté et puissant roi Arthur, l’espace de trois cents ans, quatre mois, cinq jours et demi, justement, puis porté par Morgain la fée et Mélusine en féerie, avec plusieurs autres, lesquels y sont encore à présent. » Cela montre l’importance des romans de chevalerie, des récits féeriques et du cycle arthurien au début de la Renaissance, en France. Quant à la différence entre les formes Morgue et Morgain, elle s’explique parfaitement : en vieux français, Morgue est le cas sujet (nominatif) et Morgain le cas régime (ancien accusatif latin) d’où est tirée la forme moderne Morgane.

Autre fait troublant à propos de cette héroïne féerique, et qui n’est pourtant que le résultat d’une kabbale phonétique qui prête à rire : le mariage morganatique. L’exemple type, au XVIIe siècle, en a été l’union contractée par Louis XIV, devenu veuf, avec sa maîtresse, Madame de Maintenon. Il s’agissait d’un mariage secret, uniquement religieux, donc valable sur le plan spirituel, mais sans aucun effet sur ce qu’on ne nommait pas encore le « droit civil ». En quoi donc le mariage dit « morganatique » a-t-il un rapport, même très vague, avec la fée Morgane ?

Henri Dontenville, grand spécialiste s’il en fut – et d’ailleurs très controversé – des traditions populaires françaises, a écrit sur ce sujet des réflexions qui ne sont pas à prendre à la légère. Dontenville part en effet du conte bien connu de Charles Perrault, La Belle au bois dormant, conte d’origine populaire et remis au goût du jour par la grâce de cet écrivain considéré comme mineur par le tout-puissant maître des usages qu’était Boileau. On connaît le thème de ce conte, incontestablement initiatique : un jeune prince (le Prince Charmant, au sens fort – et étymologique – du terme) réveille une belle princesse endormie, c’est-à-dire sous le coup d’un charme, ou, si l’on préfère, d’un sortilège, et l’épouse secrètement. Et, de cette union, naissent une fille, l’Aurore, et un fils, le Jour. Et voici le commentaire d’Henri Dontenville : « Sous l’affadissement d’une prose XVIIe siècle, on tient probablement là l’essentiel, et la fée Aurore ne doit pas être autre que notre fée Morgane ou Morgue, celle qui se mire déjà dans une fontaine, au point du jour[2]… lorsque le soleil va se lever. Le mot serait alors l’équivalent de l’allemand morgen, « matin »… Ira-t-on d’un bond rejoindre la Fata Morgana, de date inconnue, sur la côte de Sicile où Morgantium, fondation ancienne des Sicules, pose son point d’interrogation ? Morgantium était sur le bord oriental de l’île, face au matin[3]. » Curieux rapprochement, à fois avec la Grande Grèce, dont faisait partie la Sicile, et la tradition germanique… Après tout, l’Yseult celte porte un nom dérivé du germano-scandinave Ischild. Pourquoi Morgane ne serait-elle pas la « Fée du Matin », celle qui, dans la légende ultérieure, est chargée par le Destin de redonner une nouvelle aurore au roi Arthur dans cette mystérieuse île d’Avallon, située symboliquement dans un occident qui peut être un nouvel orient ? Il semble que Morgane contienne en elle-même bien des interrogations.

Il est certain que le terme morganatique n’a aucun rapport sémantique avec notre Morgane. Mais la tradition se moque des règles de la linguistique, et la valeur symbolique d’un nom résulte bien souvent d’une analogie ou d’une simple homophonie. Si l’on s’en tient à l’étymologie pure, le terme morganatique provient du bas-latin morganaticus, attesté chez Grégoire de Tours, mot issu du francique morgangeba qui signifie littéralement « don du matin », mais qui désigne le douaire donné par le nouveau marié à sa femme. Pourtant, dans les sociétés celtique et germanique, ce douaire, à l’origine, n’était donné qu’après la nuit de noces, c’est-à-dire après que le marié se fut assuré de la virginité de son épouse. Il s’agit donc bel et bien du « prix du sang virginal ». Or, si, à propos de Morgane, « la plus chaude et la plus luxurieuse femme de toute la Bretagne », selon le texte de la version cistercienne, il est difficile de parler de sang virginal, on peut cependant penser qu’elle incarne l’image parfaite de la Vierge éternelle, c’est-à-dire celle qui se régénère sans cesse, et qui, chaque matin, est de nouveau libre et disponible, et également puissante, ce qui est finalement le sens étymologique du mot « vierge », d’un latin virgo où l’on retrouve vis (génitif viris, « force »), ou d’un ancien celtique wraka qui est à l’origine du breton groac’h, « sorcière », ainsi que du français « virago ». Tout se tient. Morgane est bel et bien une des images fortes de la Vierge universelle, maîtresse de la vie et de la mort, de l’amour et de la haine, l’ambiguïté faite femme.

On aura confirmation de cette hypothèse en se tournant vers l’Irlande. C’est là en effet qu’ont été conservés, dans les manuscrits laissés par les moines chrétiens, les thèmes et les figurations les plus archaïques de la mythologie celtique. Et l’on ne peut que s’arrêter sur le fantastique personnage de Morrigane (ou Morrigu, au cas sujet), l’une des plus intéressantes représentations de la déesse universelle. Appartenant à la lignée des Tuatha Dé Danann, c’est-à-dire au clan des divinités issues de la déesse primordiale Dana (la Dôn de la tradition galloise), elle est l’être ambigu par excellence, régissant l’amour, la guerre, la prophétie et la magie. Elle provoque lascivement les guerriers (comme Morgane le fait avec Lancelot), les excite furieusement les uns contre les autres, hurle d’étranges prophéties et se livre à des rituels magiques le plus souvent incompréhensibles. Et comme, dans la tradition celtique, les divinités ont au moins trois visages ou trois noms, elle est la « triple Brigit », celle que Jules César, dans ses Commentaires, appelle la Minerve gauloise, déesse de la poésie, des arts, des techniques et de la Connaissance en général. Mais elle apparaît souvent, dans le cycle épique et mythologique irlandais, comme une sorte de divinité féminine trinitaire sous les noms de Morrigane-Bodbh-Macha. Il est alors très important d’examiner ces noms pour mieux comprendre ce que recouvre la Morgane du cycle du Graal.

Macha est quelque peu occultée dans la mesure où elle est présentée comme une fée « mélusinienne » proposant à un paysan de l’épouser, de lui procurer richesse et bonheur, à la condition de ne jamais parler d’elle. Bien entendu, le paysan, comme le Raymondin de la légende poitevine, transgresse l’interdit, et, après avoir dû, bien qu’enceinte, engager une course folle contre les chevaux du roi d’Ulster, Macha, victorieuse, dorme naissance à des jumeaux, maudit tous les habitants d’Ulster et disparaît. On retrouvera cette Macha irlandaise dans la tradition galloise sous le nom de Rhiannon, et dans la statuaire gallo-romaine sous le nom d’Épona, la « déesse-cavalière », ou la « déesse-jument ».

Bodbh est le nom gaélique de la corneille. Dans la plus ancienne épopée d’Irlande, la célèbre Razzia des bœufs de Cualngé, elle apparaît sur le champ de bataille sous la forme d’une corneille qui vient harceler les combattants. On la retrouve dans de nombreux épisodes des récits arthuriens où elle accomplit les mêmes actions. Et Geoffroy de Monmouth, dans sa Vie de Merlin, prétend qu’elle et ses sœurs, qui vivent dans l’île des Pommiers, sont capables de se métamorphoser en oiseaux : car, dans le texte de Geoffroy, il s’agit bel et bien de Morgane, reine de l’île d’Avallon, maîtresse des vents, des tempêtes et des animaux sauvages.

Le nom de Morrigane a donné lieu à bien des interprétations. Il semblait sans doute trop facile d’identifier formellement la Morrigane gaélique comme étant la Morgane des romans arthuriens. Aussi, la suite de d’Arbois de Jubainville a-t-il proposé à ce nom la signification de « reine des cauchemars ». C’était avouer qu’elle faisait peur et qu’elle était au centre de tous les fantasmes de la nuit. Mais, en fait, le nom de Morrigane s’explique très simplement : elle est la Grande Reine, ou plus exactement « la grande royale ». Or, le nom de l’héroïne galloise Rhiannon (Rivanone en breton-armoricain), venu d’un ancien brittonique Rigantona, a exactement la même signification. Il ne peut plus y avoir d’hésitation sur ce point : Morgane n’est pas la « née de la mer », elle est « la grande reine », elle s’identifie pleinement avec la Morrigane irlandaise, et elle est l’image héroïsée – et quelque peu « diabolisée » – de la Vierge universelle. D’où son importance dans le déroulement des multiples épisodes de ce cycle du Graal : elle est partout présente, comme Merlin, mais le plus souvent masquée, déguisée ou occultée, parce qu’elle fait peur.

Car n’oublions pas que Merlin, le prophète et l’enchanteur, est le fils d’un diable, et qu’il n’a que deux disciples, deux femmes, Viviane, la Dame du Lac, et Morgane, la reine de l’île des Pommiers. Merlin ayant disparu de la surface de la terre, selon sa propre volonté, il appartient à ses deux disciples de surveiller le fonctionnement des rouages subtils qu’il a mis en place. La première, Viviane, a pris en charge l’éducation de Lancelot, celui qui est nécessaire à cette étrange société égalitaire qu’est la Table Ronde. Viviane est devenue ainsi la Dame du Lac, la mère nourricière et l’initiatrice de celui qui sera le meilleur chevalier du monde. Mais comment peut-on devenir le meilleur chevalier du monde si l’on n’a pas d’obstacles à surmonter ? Ces obstacles, ce sera à Morgane de les dresser sur le passage du héros, car elle est l’excitatrice, la provocatrice, celle sans laquelle aucune progression ne peut être réalisée dans cette difficile errance vers le Graal. C’est dire l’importance de ces deux personnages féminins dans l’épopée arthurienne : ils sont essentiels, bien que contradictoires si l’on s’en tient aux apparences ; on est alors tenté de dire que Viviane construit et que Morgane détruit. Cette vision élémentaire n’est ni vraie ni fausse, et il faut se garder de tout parti pris manichéen de bas étage. Dans le Cycle du Graal, en dépit de la lutte que semblent engager les chevaliers d’Arthur contre les forces des ténèbres, il n’y a aucune référence à un Bien absolu, ni condamnation d’un Mal non moins absolu. L’amour de Lancelot pour Guenièvre est adultère, et il devrait être condamné. Mais il est facteur de prouesses et, dans cette mesure, il ne peut qu’être exalté. Merlin a permis à Uther Pendragon de réaliser son désir adultère et meurtrier, mais ce n’était que pour donner naissance à Arthur. Par contre, Arthur, en toute innocence, en toute naïveté, a commis l’inceste suprême, celui du frère et de la sœur et, ce faisant, il a donné naissance à un monstre, ce Mordret qui sera le destructeur de la Table Ronde. Où est le Bien ? Où est le Mal ? Lancelot, abusé par les charmes de Brisane, a cru commettre une fois de plus son coupable adultère avec la reine Guenièvre, mais ce n’était en réalité que la pure et tendre porteuse du Graal. Il le fallait, et Dieu l’avait voulu ainsi, car Galaad devait naître de la lignée de Lancelot. En ce sens, on peut dire que les récits arthuriens sont des chefs-d’œuvre d’amoralité. Car la morale traditionnelle, celle qu’on enseigne dans les écoles, et qui n’est qu’une suite d’interdits sociaux-culturels, n’a pas cours dans l’univers enchanté où évoluent les héros du Graal et de la Table Ronde.

Il est donc exclu d’accentuer l’opposition entre Viviane et Morgane sur des critères moraux. Viviane n’est pas meilleure que Morgane quand elle entraîne le jeune fils du roi Ban de Bénoïc sous les eaux alors que la mère crie son désespoir. Le monde arthurien est impitoyable, et si l’on y pleure souvent de tendresse ou de désespoir, on s’y trucide allégrement ou rageusement sans grand respect pour la vie humaine. Il n’y a, dans ces récits, ni bons ni mauvais, mais des êtres qui cherchent, selon des méthodes divergentes, à établir les structures d’un monde idéal. Et comme dans toute épopée, l’hyperbole est de rigueur, toutes les actions sont grandes, exagérées et, bien entendu, provoquées par des puissances qu’il est convenu d’appeler surnaturelles. Les dieux n’interviennent plus directement comme dans L’Iliade ou L’Odyssée, mais on les reconnaît quand même sous les traits et les caractéristiques des héros. Arthur est l’image d’un antique dieu agraire, une sorte de Saturne égaré dans un monde de violence, un âge de fer, et qui rêve de reconstituer le fabuleux âge d’or des origines. Il n’est donc guère étonnant de retrouver sous Morgane l’une des composantes essentielles du concept de la Grande Déesse : celle qui provoque, par tous les moyens, l’action humaine en permettant aux héros de se dépasser à chaque épreuve et de franchir ainsi peu à peu toutes les étapes d’un périple initiatique.

En ce sens, Morgane est le type le plus accompli de la Femme celte telle qu’elle a été imaginée dans les anciennes traditions. À la fois guerrière, prêtresse, magicienne et en fait druidesse, elle est un peu comme cette reine Mebdh de l’épopée irlandaise qui, selon les textes, « prodigue l’amitié de ses cuisses à tout guerrier dont elle a besoin pour assurer le succès d’une expédition[4] ». De toute façon, la puissance guerrière est liée à la puissance sexuelle, et la Psychanalyse a suffisamment démontré que, dans une guerre, on prend une ville comme on prend une femme. Mais, comme Morgane possède aussi la « connaissance », elle ne se laisse pas facilement prendre : elle serait plutôt à ranger dans cette catégorie de femmes qu’on appelle improprement des allumeuses, et qui sont en fait des « révélatrices ».

En fait, Morgane, bien qu’ayant sa propre personnalité, est la continuatrice de l’action de Merlin, du moins dans une direction, celle de la provocation. L’enchanteur, en tant que « fils de diable », se jetait constamment en travers des événements pour mieux susciter les prouesses des uns et des autres. Il provoquait diaboliquement ceux qui s’adressaient à lui, se mettant à rire chaque fois qu’une question lui était posée et faisant souvent le contraire de ce qui lui était demandé. Et si Viviane perpétue de son côté l’aspect protecteur de Merlin, notamment vis-à-vis d’Arthur et de Lancelot, il est bien évident que Morgane prolonge l’énergie créatrice dispensée par l’enchanteur. Au fond, même si Merlin a disparu aux yeux de tous, il est plus que jamais présent, telle une ombre, dans les deux femmes qui ont été ses disciples, pour ne pas dire ses complices, dans cette tentative insensée de refaire un monde selon les plans définis par un dieu absent mais dont ils savent déchiffrer les messages.

Mais, quel que soit leur degré d’initiation surnaturelle, Morgane, Viviane et Merlin sont aussi des êtres humains soumis au même destin que ceux qu’ils prétendent guider, et victimes des mêmes faiblesses que les femmes et les hommes qu’ils côtoient. C’est ce qui fait d’ailleurs leur charme et les rend parfois si émouvants : eux aussi sont en proie au chagrin, à la douleur, aux passions les plus diverses, aux sentiments les plus nobles ou même les plus bas. Malgré toute sa sagesse, Merlin s’est laissé prendre aux pièges de l’amour. Il en sera de même pour Morgane que sa sensualité inassouvie conduira à accomplir des actes de nature à bouleverser les structures mises en place par Merlin. C’est parce qu’elle est amoureuse de Lancelot qu’elle retient le héros prisonnier. C’est parce qu’elle est jalouse de l’amour exclusif qu’il porte à Guenièvre qu’elle suscitera les calomnies, puis les accusations, contre les deux amants. Et c’est aussi parce qu’elle est envieuse du pouvoir d’Arthur qu’elle tentera d’affaiblir celui-ci au profit de sa propre puissance. Revendication féministe ? Peut-être. Morgane se sent frustrée du pouvoir, se sent rejetée par cette brillante société masculine qui l’entoure. Et elle n’oublie pas qu’elle incarne, en une certaine mesure, l’antique souveraineté, elle qui est l’image de cette déesse universelle qui régnait à l’aube des temps. Les auteurs du Moyen Âge, même ceux qui n’ont rien écrit sur les thèmes arthuriens, le savaient parfaitement. Ainsi, l’auteur anonyme de cette étrange chanson de geste qu’est Huon de Bordeaux fait du nain Obéron, magicien et prophète, le fils de Morgane et de Jules César[5]. On peut sourire de ce qui n’est après tout qu’une astuce littéraire, mais cela prouve au moins que la fée Morgane appartient à l’imaginaire collectif du Moyen Âge et qu’elle y joue un rôle non négligeable.

C’est dire qu’on risque de rencontrer Morgane dans de nombreux récits, soit sous les noms de Morgue, Morgain ou Morgane, soit sous des noms fort différents, notamment dans les textes gallois primitifs. On la reconnaît ainsi aisément dans la première branche du Mabinogi gallois, où elle est Rhiannon, la « Grande Reine », sorte de déesse cavalière farouche et indépendante. Et, très curieusement, en passant la Manche, cette Rhiannon, sous la forme Rivanone, est devenue dans l’hagiographie bretonne la mère de l’aveugle saint Hervé, patron des poètes et des musiciens, mais une mère indigne, quelque peu amorale, ce qui accentue son aspect morganien. Quant aux apparitions de Morgane en tant que fée anonyme ou mystérieuse « pucelle » tentatrice au travers des épisodes des romans arthuriens, elles sont innombrables, autant que le sont les apparitions d’un Merlin s’échappant un instant de sa tour d’air invisible pour venir réconforter ou égarer un chevalier errant. Quant à la célèbre « Kundry la Sorcière » qui tient une si grande place dans la quête du Graal par Perceval, selon la version allemande de Wolfram von Eschenbach, son caractère ambigu et sa fonction de maîtresse des illusions du jardin féerique de l’enchanteur Klingsor en font incontestablement une incarnation différente de Morgane dans un contexte plus que sulfureux que Richard Wagner a superbement transcrit dans son envoûtante musique.

Au reste, jamais Morgane n’est isolée. Le premier écrivain qui la cite, Geoffroy de Monmouth, vers 1 235, nous présente la paradisiaque île des Pommiers où « neuf sœurs gouvernent par une douce loi et font connaître cette loi à ceux qui viennent de nos régions vers elles. De ces neuf soeurs, il en est une qui dépasse toutes les autres par sa beauté et par sa puissance. Morgane est son nom, et elle enseigne à quoi servent les plantes, comment guérir les maladies. Elle connaît l’art de changer l’aspect d’un visage, de voler à travers les airs, comme Dédale, à l’aide de plumes ». Le mythe de Morgane est ici contenu dans ses grandes lignes, mais il semble que Geoffroy de Monmouth n’ait rien inventé. On découvre ainsi dans un texte du géographe hispanolatin du premier siècle, Pomponius Méla, les indications suivantes : « Vis-à-vis des côtes celtiques s’élèvent quelques îles qui prennent ensemble le nom de Cassitérides parce qu’elles sont très riches en étain. Celle de Séna (= île de Sein), placée dans la mer britannique, vis-à-vis de la côte des Osismi, est renommée par son oracle gaulois dont les prêtresses, consacrées par une virginité perpétuelle, sont, dit-on, au nombre de neuf. Elles sont appelées « gallicènes », et on leur attribue le pouvoir extraordinaire de déchaîner les vents et les tempêtes par leurs enchantements, de se métamorphoser en tel ou tel animal selon leur désir, de guérir les maux réputés incurables, enfin de connaître et de prédire l’avenir » (Pomponius Méla, III, 6). Le mythe vient de loin dans le temps, à une époque où il ne pouvait pas être question du roi Arthur.

Il resterait à déterminer qui sont réellement les « sœurs » de Morgane, symboliquement au nombre de neuf, comme les Muses. Ce sont évidemment des compagnes, mais aussi des disciples de Morgane elle-même, celles qu’elle initie à sa magie et qu’elle envoie à travers le monde pour y tisser lentement le filet dans lequel tomberont fatalement un jour ou l’autre, et en toute bonne foi, les héros de cette gigantesque épopée. Et ce sont toutes ces « pucelles », c’est-à-dire femmes indépendantes, non en puissance de mari, qui peuplent les forêts que traversent les chevaliers ou les forteresses où ils passent la nuit. Certaines portent des noms, comme la Brunissen du roman occitan de Jauffré, ou encore l’étrange Arianrod de la quatrième branche du Mabinogi gallois, sœur incestueuse du magicien Gwyddyon et de l’énigmatique Gilvaethwy, devenu Girflet fils de Dôn dans les récits arthuriens français, et qui est le même personnage que le Jauffré occitan. On pourrait également penser à la « suivante » Luned, qui est en réalité une fée douée de grands pouvoirs, qui aide et protège le chevalier Yvain, fils d’Uryen, dans son aventure chez la Dame de la Fontaine, ou encore l’enchanteresse Camille, qui réussit à séduire le roi Arthur et à l’égarer, du moins pendant un certain temps, dans les profondeurs d’une inaccessible forêt de Brocéliande. Mais il y a aussi les autres, qui n’ont pas de nom : elles sont innombrables, et elles portent toutes la marque de leur maîtresse. Après tout, Viviane, dans sa forteresse au fond du Lac, initiait à d’autres femmes son savoir et les envoyait aussi à travers le monde, sur les traces de Lancelot.

Il y a certes de quoi se perdre soi-même en suivant les héros dans leur quête perpétuelle de l’aventure, surtout si l’on prend tout à la lettre et si l’on n’élabore point quelques signes de piste pour pouvoir, le cas échéant, revenir en arrière et jeter un regard objectif sur ce qui se passe réellement. Le cycle du Graal se déroule dans un pays magique, féerique, intemporel, traversé de lueurs vives qui font oublier les zones d’ombre où rôdent des personnages plutôt inquiétants. C’est dans ces zones d’ombre que la fascinante Morgane attend ses proies. Mais que l’on se rassure, l’ombre de Merlin plane au-dessus d’elle, prêt à intervenir si la magicienne va plus loin qu’il n’était prévu dans le grand livre des destinées.

 

Poul Fetan, 1994.